Des étudiants de l'École polytechnique (AA)

Par Seddiq Abou El Hassan

Elle aura fait plus sensation que d’émules, finalement, la fameuse vidéo du ministre marocain de l’Industrie qui refusait de répondre en français aux questions des journalistes, lors de la Conférence africaine sur la réduction des risques sanitaires, tenue à Marrakech en septembre dernier. “English and Spanish wal Arabiya”, rétorquait un Ryad Mezzour défiant, lorsqu’un journaliste francophone essayait de lui soutirer un sonore en français pour son bulletin.

Il faut dire qu’au bout de trois jours d’ateliers et de tractations, exclusivement en anglais, il y avait de quoi frustrer les représentants des médias dépêchés pour l’occasion.

Une première dans un pays où la presse internationale avait l’habitude de déployer des reporters opérant en territoire francophone ?

Que des experts de plus de 80 pays se fassent un point d’honneur de ne s’exprimer qu’en anglais, plus ou moins approximatif, ne sentirait-il pas la manigance ?

Pas vraiment, car il n’était pas rare que Marrakech, devenue depuis les années 1990 un hub international du tourisme de conférence, déploie ses splendeurs pour des événements où la langue de Molière est reléguée au deuxième rang.

Ce qui avait transformé la boutade de M. Mezzour en un gag viral, c'était plutôt la conjoncture politique. Le déficit de confiance entre les deux pays avait atteint son point d’ébullition.

La crise mijotait depuis plusieurs années sur de nombreux dossiers, mais avait atteint son paroxysme avec la décision de Paris de réduire de moitié le nombre de visas accordés aux Marocains, les propos déplacés à la suite du séisme du Haouz et d’autres indélicatesses des gouvernements Macron.

Les appels à l’abandon de la langue de l’ancienne puissance coloniale ne datent pas d’aujourd’hui mais remontent à l’indépendance du Royaume. Jadis, ce fut pour restaurer la prééminence de l’arabe puis, ces dernières décennies, pour abandonner une “langue en déclin” au profit de l’anglais, considérée comme langue “universelle”, donc plus utile.

Le ras-le-bol de Rabat n’a fait que conférer comme un air de légitimité à cette ambition qui, d’ailleurs, n’est pas propre au Maroc.

Mais cet épisode s’arrête là pour le moment, semble-t-il. Les prouesses linguistiques de M. Mezzour sont loin d’être partagées par l’élite politique marocaine. À de rares occasions, le public s’émerveille à la découverte d’un représentant plaidant confortablement en anglais auprès d’une instance internationale.

Autrement, le lien structurel entre l’administration marocaine et le cursus honorum des grandes écoles françaises, établi depuis le protectorat, ne sera pas rompu de sitôt.

Les dernières nominations royales des hauts fonctionnaires de l’État en sont la parfaite illustration.

Les conseils des ministres présidés par le roi, rendez-vous très attendus qui fixent les grandes lignes de la politique de l’État dans les secteurs clé, sont aussi l’occasion au cours de laquelle le souverain chérifien approuve les nominations aux postes stratégiques.

Triés sur le volet pour leur performance dans les arcanes de la fonction publique, ces hauts fonctionnaires ont tous en commun un parcours brillant dans une grande école française, en partie ou en totalité.

Mustapha Farès, le nouveau directeur général de l’Agence nationale des Ports, est lauréat de l’Ecole spéciale des Travaux publics de Paris et de l’Ecole Hassania des Travaux publics ;

Mohammed Cherkaoui Eddeqaqi, qui prend les rênes de la Société nationale des Autoroutes du Maroc, a décroché son diplôme d’ingénieur en génie civil de l’École Polytechnique de Saint-Pétersbourg mais a, aussi, fréquenté la prestigieuse École des mines de Paris ;

Le nouveau patron de l’ONEE, Tarik Hammane, est titulaire d’un master spécialisé en génie des systèmes automatisés de l’INSA de Lyon ;

Tarik Moufaddal, le PDG de la Moroccan Agency for Sustainable Energy, est, lui aussi, lauréat des Mines de Paris et de l’École Mohammadia d'Ingénieurs ;

Adil El Fakir, nommé DG de l’Office National des Aéroports, a fait ses études aux Ponts de Paris et à l’Université des Sciences sociales de Toulouse…

A cette élite bardée de diplômes, sont confiés des chantiers structurants allant de l’infrastructure à l’énergie, en passant par l’urbanisation ou encore l’aménagement du territoire. Majoritairement apolitiques, leur aura dépasse souvent celle des ministres de leur département de tutelle.

Chakib Benmoussa, l’archétype du commis de l’État efficace et incontournable, est l’illustration la plus parfaite de l’importance grandissante de cette classe dans les affaires publiques.

Lauréat de Polytechnique, des Ponts et Chaussées, mais aussi d’établissements américains (le Massachusetts Institute of Technology et l’Université de Cambridge), M. Benmoussa poursuit depuis plus de quarante ans, une carrière impressionnante et s’est vu confier, il y a quelques années, la tâche délicate du ministère de l’Éducation nationale.

L’une de ses décisions les plus médiatisées fut l’annonce de l’introduction de l’enseignement de l’anglais en première année du cycle préparatoire.

Reprise dans un contexte de polémiques et de prises de bec franco-marocaines, la décision a été accueillie comme l’ultime symbole de la volonté de Rabat de tourner, à jamais, la page de la présence de langue française dans le vécu des Marocains.

Mais ce serait sans tenir compte du document lui-même qui précise les modalités d'introduction de l'enseignement de l'anglais dans l'enseignement préparatoire, soit, en première année de collège, avec un taux de couverture de 10%, et en deuxième année, avec un taux de couverture de 50% dans les meilleurs des cas.

Le lexicographe marocain Abdelali El Ouedghiri affirme, au quotidien en ligne Hespress, qu’il ne s’agit que d’un fait circonstanciel. “Il n'y a aucun signe que l'État marocain ait tracé de nouvelles lignes ou une nouvelle politique linguistique concernant la francophonie (...). Il s'agit de réactions dues aux tensions maroco-françaises actuelles”, reconnaît-il.

En tout état de cause, l’anglais est déjà fortement présent dans l’enseignement privé et supérieur depuis longtemps, pour des raisons évidentes, sans pour autant déraciner le français. Il en est de même, par ailleurs, pour l’espagnol, le multilinguisme étant une caractéristique du Maroc moderne, dictée par son histoire et sa position géographique.

Certes, l’anglais continuera d’occuper les manuels scolaires et l’espace public chaque jour davantage, et les nouvelles recrues utiliseront cette langue dans leur travail comme dans leur vie privée, mais à un rythme naturel et sans remous inutiles.

Cette génération qui utilise des anglicismes sans complexe, qui n’est plus intimidée par les énarques et polytechniciens, sera de plus en plus visible, au Maroc comme en France. Gabriel Attal en est, d’ailleurs, un précurseur.

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