Par Jean Charles Biyo’o Ella
Assassinés, kidnappés ou emprisonnés, une chape de plomb s'est abattue sur les journalistes anglophones au Cameroun. Depuis huit ans, les forces gouvernementales et groupes armés se livrent une guerre sans merci. Et la presse se retrouve coincée au milieu.
À l’origine du conflit, une guerre de sécession de la partie anglophone au territoire francophone. Parmi les victimes, des journalistes, en majorité d’expression anglaise exerçant dans les deux régions en crise, le Nord-ouest et le Sud-ouest. Certains sont en prison, quand d'autres sont tués, s'ils n'ont pas tôt eu la bonne idée de changer d’activité pour des raisons sécuritaires.
C’est le cas de Kevin. "Depuis trois ans, je fais la pâtisserie pour nourrir ma famille. J’ai commencé comme simple manœuvre, aujourd’hui, je cordonne un pan de cette petite entreprise", confie cet ancien correspondant de la télévision Canal2 International à Kumbo, l’un des épicentres de la crise anglophone.
Le passé douloureux du journaliste
Parti du Nord-ouest à la pointe des pieds après avoir échappé à deux assassinats, c’est devant les fours de la pâtisserie dans laquelle il travaille au quartier Obili à Yaoundé que nous le retrouvons.
Décontracté, mine joviale, maillot des Lions Indomptables sur le dos, le désormais ancien journaliste raconte sa traversée du désert de Kumbo vers la capitale camerounaise : "C’était un 20 mai 2018, jour de célébration de la fête Nationale du Cameroun. J’allais couvrir la parade civile et militaire à la place de fête. Chemin faisant, j’ai croisé quatre ou cinq Ambozoniens (séparatistes armés) qui m’ont reconnu et soumis à un interrogatoire".
M. Kumbo voulait expliquer qu’il allait réaliser un reportage. Mais ils l’ont pris pour un espion du gouvernement. "Pour eux, réaliser un reportage sur la fête de l’Unité nationale, c'est "trahir" la communauté anglophone" explique l'ancien reporter.
Ils lui ont dit: "nous allons te punir pour cela". Il sera de fait sévérement battu, et blessé à la machette. "Mon matériel de travail (ordinateur, caméra, micro) a été confisqué et détruit devant moi", relate cet ancien JRI.
"Je n’aime plus me replonger dans ce passé" lance-t-il.
"En 2020, j'avais été kidnappé et torturé par les Amba (séparatistes) pour la deuxième fois. Et quand ils m'ont libéré quelques jours plus tard, ils m'ont dit, si tu reste ici, on va te tuer ! J’étais donc obligé de fuir discrètement avec ma famille pour me retrouver ici à Yaoundé", conclut-il, avec une mine crispée.
Le traumatisme permanent
Le 7 mai 2023, dans la ville anglophone de Bamenda, le journaliste Anye Nde Nsoh, chef du bureau de l'hebdomadaire The Advocate est abattu par des individus armés. Les séparatistes qui sont accusés par les autorités, ne nient pas l’assassinat. Mais parlent, dans une vidéo, d’une "erreur sur la personne" visée.
Anye Nde Nsoh, n’est pas le seul journaliste anglophone à périr au milieu de deux feux dans cette partie du Cameroun.
Le 2 août 2019 à Buea autre capitale anglophone, Samuel Wazizi reporter à Chillen Music Télévision (CMTV) disparait. En réalité, il a été interpellé puis transféré vers une installation militaire dans la même ville. Son décès sera annoncé par le porte-parole de l’armée camerounaise le 5 juin 2020. Quatre ans plus tard, son corps n’a jamais été remis à la famille pour inhumation.
"Mais à coté de ces meurtres, il y a des intimidations qui sont permanentes. Il est difficile de trouver un journaliste exerçant dans le Nord-ouest ou le Sud-Ouest, qui n'ait subi aucune intimidation de la part des groupes armés non étatiques ou des forces de défense ou encore des autorités de l'État. Presque tout le monde a une histoire à vous raconter, soit ils nous préviennent de ne pas faire ceci ou cela, soit nous demandent de faire ceci ou cela" témoigne Muna Jude, le Président de l'Association camerounaise des journalistes de langue anglaise (CAMASEJ), section Nord-Ouest.
Muna Jude dénonce également les arrestations de journalistes dans l'exercice de leurs fonctions citant notamment le cas du journaliste "Mancho BBC" condamné en 2018 par le Tribunal militaire de Yaoundé à 15 ans de prison ferme, pour "terrorisme et hostilité contre la patrie".
"Il y a aussi, WAWA JACKSON qui a été emprisonné dans la ville de Nkambe avant d'être libéré. De plus, nous avons ici des journalistes qui ont été arrêtés et relâchés après que nous ayons plaidé pour leur libération" ajoute-t-il.
C’est donc dans ce contexte de traumatisme et de suspicion permanente qu’exercent les journalistes dans les régions anglophones du Cameroun.
"J’ai été interpellée à plusieurs reprises par les séparatistes et les militaires", raconte Stella, l’une des rares femmes journalistes encore active sur le terrain.
Pour elle, le plus difficile, c’est la crédibilité auprès de l’une ou l’autre partie. "Lorsque vous êtes neutre, les séparatistes vous accusent de travailler pour l’État. Et lorsque vous avez décidé de ne plus couvrir les activités de l’État, l’armée vous soupçonne de collaborer avec l’ennemi, les séparatistes" renchérit cette pigiste.
Une guerre sans merci
Depuis 2016, gouvernement et groupes armés luttent à l’arme lourde. Selon l’International Crisis Group, le conflit a fait près de 8000 morts et un demi-million de déplacés. La minorité anglophone qui représente 20% de la population camerounaise "dénonce son assimilation, par la majorité francophone".
Des écoles, des hôpitaux et plusieurs édifices publics ont été détruits. Selon l’Unicef, plus de 600 000 enfants ont été privés d’école depuis le début du conflit. Le territoire a été déclaré par le gouvernement zone économiquement sinistré.
Dans un communiqué publié le 7 septembre 2023, "Reporter Sans Frontière" appelle les parties au respect du droit d’informer sans risques de représailles et à la mise en place de mesures efficaces de protection des journalistes.