Un Masaï tient une lance dans un marché de bétail à Kimana, au Kenya, le 2 mars 2021.

Arcs et sagaies à la main, les jeunes villageois progressent en ligne dans un bois baigné de lumière dans le sud-ouest du Tchad. Un entraînement matinal, pour ces comités de vigilance chargés d'empêcher les vagues de kidnappings.

Au signal d'un de leurs chefs, ils se séparent en petit groupes. Certains hommes restent cachés derrière les troncs des eucalyptus, d'autres rampent encore quelques mètres. Un nouveau signal, et tous s'immobilisent.

Les cordes des arcs et les élastiques des lance-pierres se tendent en direction d'une cible imaginaire. Dans un concert de voix, ils ordonnent de libérer les otages et déposer les armes.

Depuis plus de 20 ans, dans cette région du Mayo-Kebbi Ouest, une zone densément peuplée, les villages isolés sont le terrain de chasse des ravisseurs et les habitants, qui se disent abandonnés et s'organisent pour lutter, avec des moyens dérisoires.

"Vers une heure du matin, des hommes armés sont entrés chez mon père et nous ont enlevés avec mon cousin", souffle, le regard absent, Béatrice Naguita, une étudiante kidnappée en avril 2023.

Torturés

"Pendant deux semaines, le temps que mon père rassemble la somme exigée, nous avons été captifs en brousse et torturés. En tant que femme, j'ai perdu ma dignité", témoigne pudiquement la jeune fille de 22 ans, dans la cour de terre ocre de sa maison à Pala, chef-lieu de la région.

"Il est difficile d'avoir des chiffres précis car certaines personnes refusent de parler par peur de représailles, mais il pourrait y avoir près de 1.500 victimes en 20 ans", estime Barka Tao, coordonnateur de l'Organisation d'Appui aux Initiatives de Développement (OAID).

Au début des années 2000, seuls les enfants des Peuls, perçus comme de riches éleveurs, étaient visés. Depuis une dizaine d'années, personne n'est épargné, des agriculteurs aux commerçants, en passant par les fonctionnaires, les enseignants ou les employés d'ONG.

L'OAID note une intensification des enlèvements avec des rançons toujours plus élevées et plus de violence, entraînant parfois la mort des otages.

Le Tchad, vaste pays sahélien d'Afrique centrale, est en outre affligé depuis des décennies par des rébellions multiformes et des coups d'Etat. Mais aussi, dans les zones les moins arides comme le sud, par d'incessants combats très meurtriers entre cultivateurs sédentaires et éleveurs nomades qui viennent faire paître leur bétail sur leurs terres.

Complicités

"Les ravisseurs bénéficient de complicités locales dans les villages, parfois par jalousie ou simplement parce qu'ils sont payés par les bandits", note Barka Tao.

"Il y a aussi des complicités parmi les chefs de village et jusqu'au sein des forces de sécurité", accuse-t-il, en montrant dans son bureau à N'Djamena des documents avec les contacts trouvés dans les téléphones des ravisseurs. Les autorités n'ont pas donné suite aux sollicitations de l'AFP à ce sujet.

Le ministre de la Sécurité, Mahamat Charfadine Margui, reconnaît toutefois des collusions locales.

"Après ma prise de fonction en mars 2023, j'ai relevé de leurs fonctions les autorités sur place, du gouverneur jusqu'au chef de canton en passant par les commandants de gendarmerie. Mais cela n'a pas résolu le problème. C'est bien plus complexe", plaide-t-il.

Les enlèvements ne concernent pas les seules régions du sud-ouest tchadien, les ravisseurs se cachent et sévissent aussi de l'autre côté de frontières poreuses, au Cameroun et en Centrafrique. Les renforts déployés par l'armée depuis 2020 n'y ont pas changé grand-chose.

"Triangle de la mort"

"Cette zone, surnommée le triangle de la mort, échappe au contrôle de l'État", insiste Nestor Déli, 51 ans, journaliste auteur d'articles et d'ouvrages sur les enlèvements depuis 2003.

"L'État semble plus préoccupé par les rébellions au nord et il considère cela comme un épiphénomène", estime-t-il.

Alors les habitants s'organisent partout en comités de vigilance.

"Nous sommes comme des agents de renseignement civil, nous sommes les yeux et les oreilles du gouverneur et des forces de sécurité à qui nous transmettons les informations", explique Amos Mbairo Nangyo, 35 ans, coordonnateur d'un de ces groupes d'autodéfense et directeur d'une société de gardiennage à Pala.

"Nous guidons les gendarmes dans la brousse, mais nous sommes aussi les premiers à nous lancer à la poursuite des malfrats après un enlèvement. Nous les pourchassons armés de nos arcs et de nos sagaies", assure-t-il en observant l'entraînement de ses recrues dans les bois.

Il revendique ainsi "plus de 4.000 jeunes" vigiles. Mais face à des ravisseurs armés de kalachnikovs, leur équipement est dérisoire.

"C'est un travail bénévole dangereux et on demande à l'État des moyens pour nous déplacer, des motos et des chevaux ou même seulement des bottes", lâche Amos.

AFP