Par Mamadou Dian Barry
Dans le viseur de l’Union européenne, intransigeante sur les questions de réglementation du contenu numérique et le fisc constamment à leurs trousses, les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) cherchent à voir si l’herbe est plus verte ailleurs.
Et ils voient en l’Afrique une nouvelle terre d’opportunités. En 2018, le cabinet Deloitte a indiqué que 660 millions d’Africains détiendront un smartphone en 2020, soit le double qu’en 2016.
Pourquoi les GAFAM convoitent-ils l’Afrique? Comment le continent peut-il profiter de la présence de ses géants pour réduire la fracture numérique et accélérer son développement ?
Basile Niane, membre du Conseil national du numérique du Sénégal, un organisme public ayant pour mandat de contribuer à l’accélération du processus de transformation technologique du pays, apporte des éléments de réponse dans cet entretien accordé à TRT AFRIKA.
Basile Niane est par ailleurs journaliste-consultant IT, directeur de la plateforme Social Net Link, spécialisée dans la diffusion d’informations technologiques.
TRT Afrika : Jack Dorsey, Mark Zuckerberg, Bill Gates, Elon Musk…Que cachent les voyages de ces patrons de la Silicon Valley sur le continent africain?
Basile Niane: Ces PDG sont à la recherche de nouvelles opportunités.
Cela prouve simplement que l’Afrique est le continent du futur. C’est un continent peuplé majoritairement par des jeunes dont beaucoup sont hyper connectés, dans les milieux urbains surtout.
C’est aussi un continent qui regorge désormais d’entrepreneurs et d'une main d'oeuvre qualifiée qui créent des services et produits numériques destinés aux Africains. L’exemple type aujourd’hui est le mobile.
En 2018, le cabinet Deloitte a indiqué que 660 millions d’Africains détiendront un smartphone en 2020, soit le double qu’en 2016.
Et l’Afrique saute les étapes notamment dans le développement de la technologie. Ici, tout passe quasiment par le mobile, un outil devenu incontournable dans notre quotidien.
A noter que le fossé numérique entre l’Afrique et le reste du monde est en train de se réduire. Selon le rapport 2021 de l’Union internationale des télécommunications (UIT) sur la connectivité numérique dans le monde, un tiers de la population du continent (soit 33%) utilise internet, des chiffres en augmentation de 23% entre 2019 et 2021. Donc l'Afrique est un marché prometteur.
Par ailleurs, les géants de la Silicon Valley font aujourd’hui face à une forte concurrence en Asie et se heurtent à des régimes peu enclins à ouvrir ce secteur, pour diverses raisons, à ces mastodontes étrangers.
Alors, ils se tournent vers l’Afrique considérée comme un continent d’avenir qui offre beaucoup d’avantages avec notamment sa jeunesse et son taux de connectivité qui ne cesse de croître.
TRT Afrika : Quels sont les atouts de l’Afrique qui intéressent ces firmes? Et quel est leur apport au continent ?
B.N : L'Afrique est avant tout un vaste marché avec son 1,4 milliard d'habitants.
Comparée aux autres continents ou sous-continents, elle offre aujourd'hui un environnement peu concurrentiel. Et je l'ai dit tantôt, la couverture internet ne cesse de s'élargir.
L'Afrique, avec sa jeunesse, est un continent dynamique. Des centaines de millions d'Africains utilisent Facebook, Whatsapp, Instagram, Twitter, Google, Amazon, Tiktok...
Ses plateformes font partie de notre quotidien. Ce sont également de puissants outils de réseautage mais aussi de lutte pour la démocratie et les droits de l'Homme sur le continent.
En témoignent les campagnes #EndSars, vaste mouvement de revendications sociopolitiques ayant bénéficié, en 2020, du soutien direct de Twitter qui lui avait même consacré un emoji spécial, #BringBackOurGirls, cette mobilisation mondiale pour le retour des dizaines de lycéennes enlevées dans le nord du Nigeria par le groupe terroriste Boko Haram.
Plus que de simples pateformes de divertissement, la jeunesse africaine s'en sert comme une arme. Aujourd'hui, le marketing digital est très développé sur le continent grâce à des plateformes telles que Facebook et Whatsapp.
TRT Afrika : Comment ces firmes investissent-elles le continent africain ?
B.N : Chaque GAFAM y va de ses méthodes de pénétration du marché africain. Certains ouvrent des bureaux (c’est le cas de Twitter au Nigeria) pendant que d’autres, comme Google, préfèrent s’appuyer sur des start-up locales et dont l'avenir est jugé prometteur.
De son côté, Starlink, propriété d’Elon Musk, a récemment déployé son service internet haut débit par satellite, Starlink, dans le milieu scolaire rwandais, peu après le Nigeria.
Ce programme pilote a visé dans un premier temps 500 établissements scolaire du pays.
Starlink est un système de connexion à Internet par constellation de satellites. Il a la particularité d'être relativement proche de la terre, ce qui assure une connexion internet rapide et plus efficace.
A terme, le Rwanda espère connecter à Starlink 3.000 écoles, soit près de la moitié des établissements du pays, non encore connectés à internet.
Avec la perspective du déploiement de la 5G, expérimentée dans certains pays comme le Nigeria, le Kenya et l’Afrique du Sud, la plupart des technologies qui seront développées ailleurs seront ensuite reversées sur le continent africain qui pourra forcément en bénéficier.
Et au-delà de la dimension démographique, je pense que le futur de la créativité de l’app, de l’innovation, pourrait se jouer sur le continent qui aujourd’hui met en place un vaste marché comme, la Zlecaf (zone de libre-échange africaine), comptant plusieurs centaines de millions d’individus.
Donc je pende que l’Afrique est le continent qui va profiter à bien des égards de toutes ces technologies.
TRT Afrika : Comment l'Afrique va –t-elle concrètement profiter de l’arrivée des GAFAM ? Est-elle vraiment prête au regard des nombreuses opportunités manquées par le passé ?
B.N : Il y a eu effectivement des opportunités manquées par le passé. Mais nous sommes en 2023 et la nouvelle génération d’Africains, ceux qui sont nés après 2000 ont une mentalité différente. Ils ont mieux compris les enjeux notamment autour de la technologie.
Maintenant, il faudrait l’accompagner, l’encadrer et lui montrer les voies et moyens de collaborer avec ces géants qui posent leurs valises sur le continent et qui ne sont pas là seulement pour résoudre un problème mais c’est aussi pour faire du profit sur le dos des Africains.
Donc aux Africains de saisir ces opportunités qu'offrent ces firmes. Il faut en faire un partenariat gagnant-gagnant.
TRT Afrika : Justement qu’est-ce que l’Afrique peut gagner en échange pour que ce ne soit pas simplement un immense marché de consommation de produits et services des GAFAM ?
B.N : Je pense que l’idée même du simple marché de consommateurs doit être dépassée parce que des Africains proposent du contenu, créent des choses. Il fut un temps où l’Afrique n’avait pas beaucoup de développeurs. Cette époque est révolue.
Aujourd’hui, le continent compte un grand nombre de start-up tournées résolument vers l’innovation. Ici au Sénégal, comme ailleurs sur le continent, l’on compte plusieurs entreprises et de structures étatiques qui misent sur la formation des jeunes dans les TIC.
C’est pourquoi nous avons aujourd’hui beaucoup de développeurs dont certains se retrouvent dans le secteur privé voire le public et aident les gouvernements à élaborer leurs stratégies et les orientations en la matière.
C’est là-dessus que l’Afrique peut gagner. Donc il y a moins de risque de voir un GAFAM venir profiter uniquement des opportunités qu’on lui offre, faire du profit sur notre dos et repartir sans un minimum de retour sur investissement.
Aujourd’hui des Africains s'illustrent dans le scteur du numeriqie notamment dans le domaine de la technologie mobile qui créent beaucoup d’emplois avec les Fintech.
Vous voyez que dans les restaurants, à l’épicerie et même dans un taxi, on peut effectuer des paiements avec la monnaie électronique grâce au QR code.
Encore que l’Afrique anglophone est en avance sur l’Afrique francophone dans ces secteurs.
TRT Afrika : Ailleurs, ils ont leur Silcon Valley. Je pense à l’Inde, à la Chine et l’exemple de Shenzhen qui dispose d’un écosystème qui abrite un géant comme Alibaba et toutes ses PME qui gravitent autour. En Afrique, doit-on suivre ce modèle ?
B.N : C'est bien possible et la volonté politique en ce sens existe sur le continent eu égard aux nombreuses infrastructures qui sont construites pour en faire des parcs technologiques. Les initiatives existent certes mais le problème se pose dans la mise en œuvre et le pilotage de ces projets.
À mon avis, on ne fait pas appel aux personnes ayant les competences pour diriger ces programmes.
On investit des milliards dans un secteur aussi technique à la tête duquel on place parfois des hommes politiques. Donc vous avez toute une bureaucratie qui s’installe dans un domaine qui requiert des aptitudes.
Et in fine, les résultats ne suivent pas. Donc il faut après tous ses investissements, trouver les bons profils pour piloter ses programmes et trouver les bons partenaires.
Par exemple au Sénégal, et c’est plus ou moins ce que vous retrouverez dans plusieurs pays africains notamment francophones, nous avons un parc technologique qui est en construction depuis des années et cela a des conséquences sur la stratégie nationale “SN 2025”, dans moins deux ans maintenant.
A priori, au conseil national du numérique. Les pays anglophones d’Afrique avancent beaucoup plus vite. C’est lié à leur “mindset”. Ils sont plus pragmatiques. A ce rythme, dans les années à venir on aura une Afrique à deux vitesses.
TRT Afrika : A votre avis, en Afrique francophone, on n’a pas compris les vrais enjeux ?
B.N : Absolument. Sinon comment comprendre qu’on ait créé des départements dédiés avec de gros budgets d’investissements et ne pas leur affecter les ressources humaines nécessaires pour produire des résultats. Pour moi, c’est impardonnable pour des pays qui veulent se développer.
Je souligne une fois de plus que la technologie, n’a pas nécessairement besoin d’une bureaucratie. Malheureusement, c’est ça que l’on retrouve en Afrique francophone. Il manque le pragmatisme.
La réflexion autour de la technologie doit être articulée sur l’impact que celle-ci peut avoir sur la vie des populations. Améliorer le quotidien du citoyen. Celui-ci a besoin de la technologie pour se soigner, pour améliorer les techniques agricoles, pour trouver de l’emploi...
Pour y arriver, l’Afrique peut s’appuyer notamment sur les start-up et profiter de façon efficiente de l’arrivée des GAFAM. C’est ce qui doit être la priorité. Autrement, il ne sert à rien de dépenser autant de milliards dans le secteur. Ce serait du gâchis.
TRT Afrika : Au-delà de l’innovation technologique, les GAFAM c’est aussi des avantages pour le PIB ?
N.B : Bien entendu. Pour peu que les Etats africains travaillent à adapter leurs politiques fiscales et surtout les harmoniser à l’échelle de la région.
Ils peuvent alors en profiter à l’image du Nigéria qui a réussi à contraindre un géant comme Twitter à ouvrir un bureau dans le pays et à payer des impôts au fisc. C’est une première sur le continent. En Europe, ils l’ont déjà réussi.
Et cela permet aux Etat d’exercer un meilleur contrôle sur les activités des GAFAM mais aussi sur les produits et services qu’ils offrent. C’est la lancinante question de la régulation des activités des GAFAM.
L’idée aujourd’hui ne doit pas être de leur tourner le dos - ce qui est difficile en soi- mais de trouver le juste milieu. La meilleure façon de collaborer avec ces géants sur la base d’un partenariat gagnant-gagnant.
L’exemple le plus illustratif de cette passivité de nos régulateurs, ce sont les VTC (Véhicule de transport avec chauffeur) qui envahissent le continent : Yango, Heetch, Yassir…
Ces services, propriétés pour la plupart de firmes étrangères offrent des services certes mais échappent souvent au contrôle du fisc et des régulateurs, pour se livrer à une concurrence déloyale. Au Sénégal, combien de jeunes ont développé des applications de VTC? On peut citer Allô taxi et plein d’autres qui peinent à exister parce qu’en face leurs concurrents disposent de gros budgets d’investissements.
Mais de l’autre côté, beaucoup de start-ups bénéficiant des subventions des Etats n’offrent pas de services de qualité, et ne répondent donc pas aux besoins des citoyens.
Dès lors, on ne peut pas continuer à octroyer des subventions à des entreprises qui vous mettent en circulation des véhicules avec un système de sécurité défectueux.
Il y a également les problématiques autour de la gestion des données personnelles. Car la personne qui utilise ces applications, développées et gérées par des firmes étrangères, pour commander un taxi ignore ce qu’on fait de ses données.
TRT AFrika : Quid des Data Center construites ici et là par nos Etats pour stocker les données de leurs citoyens comme c’est le cas au Sénégal ?
B.N : Aujourd’hui tout le monde est conscient de l’importance de données personnelles. Les gendarmes des données existent dans chaque pays. Au Sénégal, il y a la Commission de protection des données personnelles, malgré les difficultés pour travailler étant donné que ce sont des secteurs nouveaux sur le continent.
Le Sénégal dispose désormais d’un Data Center pour stocker les données de ses citoyens.
C’est salutaire. Car imaginez les risques que les Etats courent en continuant de laisser les données de leurs structures ou de leurs citoyens stockées dans des serveurs ou Data Center à l’étranger. Vous avez l’exemple de la cyber attaque ayant visé l’ARTP (l’Agence de régulation des telecommunications et des postes) il y a quelques mois.
Cela prouve que nos plateformes ne sont pas assez sécurisées. Il faut prendre conscience que la cybercriminalité n’est pas un jeu. Imaginez que ces attaques informatiques ciblent un hôpital.
Vous aurez des morts. Cela dit, l’Etat du Sénégal fait des efforts pour y arriver à travers “Sénégal Numérique S.A, ex-agence de l’informatique de l'Etat”, qui ne s’intéresse plus seulement à l’administration, mais désormais au secteur privé.
Donc les dispositifs existent, il suffit de leur accorder les moyens nécessaires pour accomplir leur mission.
Je pense neanmoins que l'Afrique a encore beaucoup de défis à relever en ce qui concerne l’innovation, dans l’accompagnement des start-ups, sur la question des nouvelles technologies telles que l’Intelligence Artificielle (IA) et la blockchain qui, si on y met du sérieux, pourraient résoudre plusieurs problématiques sur le continent.
C’est le cas du ChatGPT, une IA qui qui révolutionne le domaine de l’enseignement et de la recherche.