Fin juillet, vous étiez du voyage présidentiel d’Emmanuel Macron au Cameroun, au Bénin et en Guinée-Bissau. Qu’en gardez-vous comme étape clé de votre implication, en tant que cheville ouvrière du dernier sommet Afrique-France ?
Il y avait un certain nombre de problèmes que j’ai abordés. Pour ce qui est du Cameroun, la grande question concerne celle de la transition. Le président Paul Biya aura gouverné ce pays pendant une quarantaine d’années. Il n’est pas éternel. Le pays est en proie à un certain nombre d’enjeux et de contradictions. Comment préparer sereinement cette vaste transition afin qu’elle n’aboutisse pas à une situation chaotique qui obère les possibilités de développement du pays et la sécurité sur le plan sous-régional ? Il est donc important qu’un dialogue ait lieu avec la France qui est restée un partenaire privilégié du Cameroun.
Les questions liées à la mémoire des guerres qui ont accompagné la lutte pour l’indépendance méritaient d’être mises sur le tapis. Le Bénin, lui, qui est engagé sur une trajectoire de développement tout à fait intéressante, veut s’ouvrir au monde en misant sur ses potentialités culturelles, touristiques dans un contexte régional tendu. Cela m’a intéressé de voir tout ce qui a été fait-la restitution des œuvres d’art par la France exhibés dans le nouveau musée de Cotonou. Je voulais être témoin de ce moment.
Face aux critiques que vous essuyez dans ce travail d’implication, comment s’articule votre position de penseur critique du post-colonialisme, de la Françafrique et donc de la France avec celle d’artisan d’une nouvelle relation/refondation entre les deux pays ? Dans une époque où il faudrait choisir un camp plutôt qu’un autre.
Il faut justement refuser cette espèce de sectarisme qui voudrait que l’on soit toujours contre… Ce que je dis au président de la République, Emmanuel Macron, c’est exactement ce que j’ai écrit dans mes livres. Ni plus, ni moins. J’adopte exactement les mêmes positions théoriques dans mes discussions avec lui. Il n’y a pas un Mbmebe, qui, face au pouvoir, adopte un autre langage. Il est possible de garder une position de liberté par rapport à tout pouvoir, politique, financier ou religieux.
Quels sont justement vos garde-fous quand on accepte une position d’équilibriste comme la vôtre ?
Le garde-fou, c’est soi-même face à soi-même. Cela n’a rien à voir avec le public. C’est une position de droiture face à soi-même. La mienne est connue, explicitée dans des articles et des livres, traduits dans plusieurs langues. C’est exactement la position que je défends auprès du président de la République ou dans les lieux où j’interviens. Cette confiance en soi, en sa puissance propre, en sa capacité de penser par soi-même à l’heure où l’on réfléchit en termes de manipulations, font des procès d’intention et perdent temps et énergie dans des histoires sans queue, ni tête.
"La puissance propre", "Penser par soi-même"... Votre propos tranche avec notre époque où l’injonction au collectif est prédominante au nom d’un "nous" imaginaire.
Finalement, de nos jours, il y a très peu de collectif. Il y a une espèce de narcissisme généralisé. Au fond, nous assistons à la montée des meutes. Mais une meute ne fait ni un collectif, ni une communauté. Si l’on veut reconstituer des communautés fortes, il faudra passer par une étape. Remettre de la force dans la capacité critique. Là où les facultés critiques n’existent plus, on ne peut pas construire une communauté politique.
Malheureusement, à l’ère des réseaux sociaux, on assiste à un effritement des facultés critiques et donc des possibilités de se tenir debout et en cohérence avec soi-même, c’est-à-dire absolument libre. C’est une condition préliminaire pour l’Afrique si elle veut changer les termes, à la fois, de la discussion et de son rapport avec le monde. C’est en se posant comme sujet historique qui n’a de compte à rendre qu’à soi-même. C’est mon attitude qui consiste à essayer de changer les termes de la relation entre l’Afrique et la France pour qu’elle soit moins puérile, moins hystérique.
Il y a eu le Cameroun en juillet puis l’Algérie en août, deux pays clés dans l’histoire violente de l’empire colonial français. Comment interprétez-vous le déplacement "d’amitié" d’Emmanuel Macron à Alger, presque un an après la brouille liée à ses déclarations sur la "rente mémorielle" du pouvoir algérien ?
On vit dans un monde où beaucoup ne veulent pas se parler. Désormais, il ne faut surtout pas parler aux adversaires et aux ennemis. Désormais le dialogue est considéré comme une trahison. Est-ce vraiment le type de monde que l’on veut construire ? Un monde où les plus forts imposent leur vision du monde, leurs intérêts. Ce n’est pas ma vision du monde.
D’ailleurs, dans la tradition politique et philosophique dont je fais partie -Patrice Lumumba, Ruben Um Nyobè, ces grands de la décolonisation demandaient le dialogue. Ce sont les autres qui les considéraient comme des terroristes qui ne voulaient pas leur parler. Si Nelson Mandela n’avait pas parlé à ses ennemis, où en serions-nous aujourd’hui en Afrique du Sud ?
Évidemment, il faut se mettre d’accord sur les termes du dialogue, le fait que ce doit être une conversation d’égal à égal pour construire ensemble ce monde qui nous est commun. Le seul choix est de le construire en commun.
Si Macron va en Algérie, évidemment qu’il a besoin de gaz et l’Algérie a besoin de vendre son gaz. Mais il fait croire en nous et nos capacités pour obtenir un prix juste pour nos matières premières. Il ne s’agit pas de les brader ou de les voir être pillées.
Du fait du conflit en Ukraine, le politologue Bertrand Badie, dit que "Les nations puissantes sont à égalité en termes de risques". Sur cette question de traiter d’égal à égal montre que l’Afrique, du fait de la crise de l’énergie, peut-être en position de force. Diriez-vous que la situation en Ukraine est un précipité d’Histoire tout comme le Covid l’a été ?
Bertrand Badie a tout à fait raison. Ce qui caractérise la marche du monde, c’est que nous sommes tous exposés, plus ou moins, au même risque. Mais les niveaux de vulnérabilité ne sont pas exactement les mêmes. On l’a vu avec l’accès aux vaccins contre le Covid.
Les inégalités en termes de risques n’ont pas été complètement abolies. Or, sur les risques majeurs, qui mettent en jeu l’existence humaine et du vivant, l'habitabilité de la Terre, ils sont les mêmes. Pour s’en sortir, il faudra refaire corps ensemble pour les affronter.
Tout cela explique que nous devions discuter et que le multilatéralisme révisé revienne à l’ordre du jour. Que la Chine puisse parler avec les Etats-Unis, les Etats-Unis avec la Russie, la Russie avec l’Otan, l’Europe avec l’Afrique…
Justement, faut-il discuter avec tout le monde ?
Quel est l’autre choix de la discussion ? C’est de faire la guerre jusqu’à la possibilité d’une guerre nucléaire. Est-ce la seule option dont dispose l’humanité ?
En juillet, la Turquie est parvenue à faire signer, entre l’Ukraine et la Russie, un accord permettant la reprise des exportations céréalières. L’Europe peut-elle dépasser ses inimitiés vis-à-vis de la Turquie pour ses intérêts ? Cet accord évite des famines en Afrique et dans le monde.
Par principe, les intérêts ne sont pas incompatibles. Là où l’on pense le contraire, il faut faire l’effort de les conjuguer. C’est le rôle de la diplomatie. Sauf à nous dire aujourd’hui qu’il faut la balancer par la fenêtre, de quels outils dispose-t-on pour discuter et avancer ?
La Turquie a des intérêts mais l’Afrique en a aussi dans ce pays. Le continent a des intérêts à commercer avec la Turquie, à monter des initiatives avec elle. Il faut avancer vers un monde où la donne internationale ne soit pas une donne à somme nulle. Si vous gagnez, je perds : il faut sortir de ce paradigme. La question de fond revient à faire en sorte de rendre la terre habitable pour tous. C’est l’enjeu civilisationnel du 21e siècle.
En Algérie, Macron a appelé la jeunesse africaine à s’affranchir du “French bashing” en pointant du doigt la Chine, la Russie et la Turquie. Qu’en pensez-vous ?
Sur le sentiment anti-français, il faut que l’on en fasse une analyse sérieuse. Pourquoi en est-on là ? Il y a des raisons historiques, économiques… Mieux on prend au sérieux cette réalité, plus vite on résoudra ce problème. D’ailleurs les sociétés civiles en Afrique ont un rôle capital pour réhabiliter le politique, faire en sorte qu’il reste rivé à toute une série de valeurs.
A propos du conflit en Ukraine, vous parlez de "la pulsion coloniale russe". Entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine, le dialogue, très régulier d’abord, est, dorénavant chaotique…
Emmanuel Macron a continué de discuter avec Vladimir Poutine mais on voit bien que ce n’est pas une conversation chaleureuse. Mais, au moins, la ligne téléphonique restait ouverte. On peut souhaiter que la guerre en Ukraine prenne fin. Il faut donc s'attaquer aux causes profondes de cette guerre. Il est faux de penser que l’un a raison à 100% et l’autre tort à 100%.
Dans le traitement médiatique de ce conflit, la part accordée à l’émotionnel empêche de regarder les faits à froid avec le camp "des méchants et des gentils"…
Ce n’est jamais comme ça et même pas dans l’histoire de la colonisation. L’Histoire ne fonctionne pas sur ce mode. Il faut revenir au sens commun. Dans les pseudos-débats publics, on a perdu de vue la raison au profit des émotions et des passions très négatives mais aussi le sens commun. Dans un conflit de cette nature, je le répète, personne ne peut avoir raison ou tort à 100%. C’est impossible.
D’ailleurs, le protocole de Minsk (2014) et les accords du même nom (2015) sont au cœur du sujet et la clé de la paix…
C’est un conflit extrêmement sérieux car il oppose deux pays frères mais aussi parce que cette guerre ouvre très large les portes d’une vraie catastrophe. Il vaut mieux mettre les passions de côté et aller à la racine de cette affaire. La Russie et l’Ukraine, il faudra bien qu’ils vivent ensemble, au sein de l’Europe après cette guerre. Ils n’ont pas le choix. D’où l’importance de préparer l’après-guerre.
En 2020, vous aviez été accusé d’antisémitisme en Allemagne après avoir établi un parallèle entre l’apartheid en Afrique du Sud et le sort des Palestiniens. Cet été, le même débat a fait rage après que 38 députés (communistes, France insoumise et EELV) ont signé une résolution sur "l’apartheid institutionalisé" en Israël. On voit bien qu’il y a des sujets hautement délicats dans le débat public. Comment fait-on, à l’ère de la post-vérité, pour revenir aux faits ?
Je suis en Afrique du Sud depuis 22 ans où j’ai passé l’essentiel de ma vie d’adulte. C’est un pays fascinant. Pendant très longtemps s’est déroulée une guerre de races. A un moment donné, ce pays s’est donné la chance de tout recommencer : suspendre la guerre, de discuter, de reconnaître que ce qui s’était passé avait endommagé les uns et les autres. Même l’oppresseur avait perdu de son humanité dans l’acte par lequel il écrasait les opprimés.
A travers cette réciprocité radicale qui exigeait donc de penser autrement toute la question du devenir ensemble, de s’occuper de ce qui s’est passée, de reconnaître la vérité et la responsabilité. Un chemin d’où découle, alors, la réparation.
La politique de la vérité, de la reconnaissance, de la réconciliation et de la réparation, voilà le chemin. Ces histoires de mémoires, de solidarité des mémoires de la souffrance humaine sont capitales. Je pense que cela s’applique à l’antisémitisme et au racisme. Si c’est une affaire de compétition des souffrances, on n’en sortira jamais.