A l’heure où le Rassemblement national creuse l’écart en tête dans l’Hexagone et en outre-mer, la grande inconnue de l’équation reste la tendance chez les expatriés. La France fut certes l’un des premiers pays à établir la représentation parlementaire de ses ressortissants à l’étrangers, mais leur vote était plus un exercice démocratique qu’une carte décisive. À partir de 2008, par contre, et avec onze députés pour les circonscriptions de l'étranger sur 577 sièges de l'hémicycle, la diaspora est désormais scrutée comme un potentiel “faiseur de roi”.
Traditionnellement, les Français de l’étranger penchaient pour le candidat prônant l’ouverture et la modération, mais certaines inclinations communautaires ne sont exprimées que sous le secret de l'isoloir. Ce fut notamment le cas des dernières élections européennes, au cours desquelles une partie non négligeable des Français établis au Maroc a voté, tenez-vous bien, pour le Rassemblement national ! Les amis de Jordan Bardella ont raflé des scores là où ils s’y attendaient le moins. À Marrakech et à Agadir, le RN a remporté des “scores significatifs” de respectivement 16% et 23%. Les réseaux sociaux dénonçaient le scandale, les francophiles du Royaume criaient à la trahison.
“Cracher dans la soupe”
Un activiste culturel basé à Marrakech mène la charge contre “ces Français dont la vie est souvent de rêve au Maroc (qui) ont voté contre l'immigration en Europe”. Écrivain et excellent francisant, il met à l’index une certaine catégorie d’expatriés qui “vivent en vase clos” et ne connaissent de nos villes impériales que leurs clubs et leurs restaurants.
“Comment peuvent-ils nous expliquer le fait qu'ils viennent vivre dans un pays dont ils rejettent la culture ?”, s’interroge-t-il, affirmant, au passage, que la plupart des propriétaires français des somptueux riads de la médina, “fonctionnent au noir”. Il serait même prêt à en découdre devant la justice.
L’anomalie est tellement saillante qu’elle a éraflé un chroniqueur bien lu au Maghreb comme en France. L’écrivain et économiste Fouad Laroui décrit la situation comme suit : “C’est comme si un hôte que j’aurais accueilli chez moi, qui aurait avalé mon potage, mangé mon pain et caressé mon chat, s’avisait ensuite de roter puis de partir dans un long dégagement xénophobe – ce qui s’appelle cracher dans la soupe…”.
Ce prix Goncourt installé à Amsterdam passe pour un maître de la satire, et il en faut beaucoup pour le sortir de sa bonne humeur. “J’aimerais bien me colleter un de ces résidents de Marrakech qui ont voté pour la famille Le Pen et ses faux-nez afin qu’il m’explique comment on peut vivre parmi les étrangers tout en envoyant à Bruxelles – en attendant Matignon… – ceux qui fondent leur carrière sur le rejet de l’étranger. Il y a là quelque chose qui m’échappe”, écrit-il sur Jeune Afrique sous le titre “Vivre à Marrakech et voter Bardella”.
Zoom out, pour voir plus clair
C’est dire que cette opinion est largement partagée par de nombreux “influenceurs” y compris ceux qui évoluent dans des cercles des communautés européennes de ce côté de la Méditerranée. Mais les chiffres peuvent être trompeurs quand ils sont pris hors contexte.
Il faut opérer un zoom-out pour remarquer que c’est quand même la gauche qui est arrivée en tête, nuance le sociologue Mehdi Alioua, spécialiste des migrations à l'Université internationale de Rabat.
En effet, si la tendance conservatrice s’est confirmée au sein des Français de Marrakech et Agadir, la prépondérance “progressiste” est maintenue parmi les Français du Maroc. A Casablanca, La France insoumise (LFI) a remporté 44% des suffrages exprimés, suivie du Parti socialiste (PS) avec 15%, alors que le tiers des votes sont allés aux partis de droite. La gauche a largement dominé dans la capitale, Rabat, où LFI a récolté 45% des voix et le PS 16%. Les Verts ont réussi une percée non négligeable avec près de 10% des voix. La même tendance se retrouve à Fès et Tanger où les Insoumis ont séduit la moitié de l’électorat français, ce qui n’est guère surprenant sachant que Jean-Luc Mélenchon a lui-même passé son enfance dans les rues tortueuses de la “perle du Détroit”. Dans les deux villes, le RN ne peut compter que sur une minuscule minorité de 6% et 4% respectivement.
Alioua explique cette constante par la “forte adhésion aux valeurs de la gauche” parmi les enseignants des écoles françaises au Maroc et les Franco-marocains. Quant à la montée de l’extrême droite, il n’y a pas de quoi s’alarmer, rassure-t-il dans un entretien avec le site Yabiladi. Le score réalisé par le RN ou Reconquête, certes trop fort, souligne-t-il, “est d'abord le résultat d’un taux d'abstention record”. Lorsque 75% du corps électoral s’abstient de voter (la moyenne nationale d’abstention est 48,5%), la notion de représentativité est fortement biaisée.
Un autre critère d’analyse qu’invoque Alioua est la disparité socio-économique de la communauté française au Maroc, loin d’être homogène. Si à Casablanca ou à Rabat la majorité des Européens sont des coopérants, hautement qualifiés, une bonne partie des Français à Marrakech et Agadir sont des retraités ou des entrepreneurs qui s’installent dans une bulle sociale, imperméable aux préoccupations de la population locale. “À la limite, ce qu'ils aiment au Maroc, ce sont les hiérarchies sociales assez fortes (...) ça va bien avec leur idéologie. Habiter au Maroc et voter Rassemblement national n'est pas du tout antinomique”, avance-t-il.
“Ils ne passeront pas !”
Des éléments d’analyse que nous avons confrontés aux vues d’un échantillon de Français du Maroc. Stéphanie G., professeure d'histoire-géographie, s’inquiète des perspectives de la montée au pouvoir de l’extrême droite. “Si le RN est déclaré gagnant le 8 juillet, le nouveau Premier ministre sera de l’extrême droite, ce qui n’est jamais arrivé en France depuis 1946. Ceci mettra la vie des étrangers en danger car il s’agira de préférence nationale et de retrait de la double nationalité”, confie-t-elle à TRT Français. Du reste, elle craint le pire: “peut-être même la guerre civile entre les Français de souche et ceux issus de l’immigration”.
Plus optimiste, Gisèle M. assure que “l’extrême droite ne passera pas aux élections”. Même confrontée aux sondages d’opinion, cette musicienne professionnelle, qui a élu domicile à Casablanca, reconnaît que “ce sera trop compliqué”, mais servira au moins à secouer les démocrates. “Cela permettra peut-être aux gens de se rendre compte que l’on risque d’avoir un président d’extrême droite”.
Ici aussi, comme ailleurs, l’appel à l'abstention trouve écho en particulier auprès des intellectuels”. Bruno Goya, encadreur pédagogique d’une institution académique, considère que le scrutin en entier n’est qu’une parodie inutile. “C’est une comédie démocratique. Le vote électronique et le nombre de procurations de plus d’un million montre que ces élections sont trafiquées”. Catégorique, mais loin d’être minoritaire.
“Il y aura de la fraude pour faire gagner Bardella ou pour maintenir Macron. En tout cas le Front populaire sera le faux perdant et le vrai gagnant dans cette élection trafiquée d’avance”, croit-il savoir.
En attendant, alors que les bureaux de vote s’apprêtent à ouvrir, le baromètre OpinionWay pour CNews, Europe 1 et le JDD estime que 36% des Français ont l’intention de voter pour le Rassemblement national. Le Nouveau Front populaire arrive en seconde position dans les sondages d'opinion, avec 28%, suivi de la majorité présidentielle qui cumule 20%.