La notion de carnaval renvoie à des contrées lointaines, commodément étrangères. Qu’en est-il des carnavals domestiques ? L’idée de mascarades en terre d’islam est loin de faire l’unanimité. Mais le Boujloud, lui, est bien plus qu’une bouffonnerie.
"Bilmawen", "Boujloud", "Harma", "Boulabtayne"... les nombreuses appellations reflètent la diversité des régions à majorité ethnique amazigh qui célèbrent encore ce festival traditionnel au Maghreb. Ayant frôlé l’extinction pour ses incongruités avec le rituel orthoxe de l'Aïd al-Adha, “fête du sacrifice” ou encore le Tafaska pour les Amazighs, cette tradition a notamment survécu dans la plaine du Souss et le Haut Atlas occidental.
Ces dernières années, à la faveur de la mise en valeur des traits distinctifs des cultures amazighs, mais aussi pour rehausser l’esprit festif autochtone en vue d’une relance touristique, des chefs-lieux du Souss comme Inezgane, Dcheira, Agadir offraient des scènes de véritables carnavals couronnées par des parades tonitruantes.
Des associations locales et activistes culturels se sont vu accorder des moyens logistiques considérables, mais ont surtout fait preuve de grande créativité dans le design des costumes et la scénographie des spectacles. Au risque de contrarier le caractère sobre et conservateur de la population, ces festivités s’approchent chaque année un peu plus des événements carnavalesques mondiaux (Cologne, Rio de Janeiro, Notting Hill, New Orleans…) au grand dam des traditionalistes incommodés par les mises en scène vaudevillesques de ces parodies sur fond de musiques et rythmes affolés. Or, en l’absence de critères objectifs pour déterminer si une activité est trop divertissante, trop ludique pour la solennité de l’occasion, l’usage reste la référence et le degré de “tolérance” varie d’une région à une autre.
Un brin d’étymologie
Boujloud (en arabe) ou Bilmawen (en amazigh) est un personnage mythologique qu’incarne, habituellement, un solide gaillard du village, affublé de peaux de mouton ou de chèvre, coiffé de tête d’animal et portant des masques burlesques.
Le personnage de Boujloud (littéralement: l’homme aux peaux) personnifie la vitalité et la vigueur naturelle, crue et indécente. Il évoque fascination et répulsion chez les foules qui l’entourent et le suivent dans des processions désordonnées et joyeuses, répétant des chants fêtant son retour ou lui reprochant son apparence grotesque.
L’accoutrement de Bilmawen varie d’une région à une autre : il peut être couvert de plumes d’oiseaux ou d’épines de porc-épic, se parer de colliers en coquilles d’escargots, s’attacher aux bras des pattes de moutons ou de boucs… C’est aussi l’occasion pour les jeunes et moins jeunes de s’affranchir, l’espace d’une journée, des normes et règles rigoureuses de bienséance et de donner libre cours à la vitalité et la joie.
Analysant les “Survivances carnavalesques au Maroc”, la chercheuse marocaine Mouna Hachim accorde à cette pratique la fonction d’un “geste de conjuration des influences néfastes”. Boujloud, écrit-elle dans la revue culturelle Horizons/Théâtre, “avait pour mission de toucher, voire de frapper à l’aide de son long bâton ou de pattes de bouc ou de mouton, les grands et les petits, ainsi que les piliers des maisons ou des tentes visitées”.
Dans des modèles de reconstruction d’anciens paradigmes culturels de l’Afrique du Nord, notamment les travaux de l’anthropologue finlandais Edvard Westermarck, Bilmawen apparaît comme un survivant d’une pléiade de figures mythiques qui figuraient dans les rituels célébrant la fertilité, invoquant les forces du bien et conjurant le mal. Des témoignages de personnes âgées relatent, en effet, des festivités où Harma était accompagné de personnages tout aussi burlesques, aujourd’hui, disparus.
Ce qui n’arrange rien dans la discorde entre les adeptes de l’universalisme islamique et les défenseurs du particularisme marocain. Certaines pratiques accompagnant ces célébrations sont jugées, sinon illicites, du moins déviantes par les chantres de la tradition.
Particularisme vs universalisme
D’aucuns décèlent dans ce renouveau d’intérêt pour Boujloud et ses multiples manifestations, des tentatives perverses de restituer des “pratiques païennes” en faisant la promotion de vestiges de croyances animistes, préislamiques.
Dans une autre perspective, plus politique que pieuse, les plus sceptiques y voient l’aboutissement d’une littérature tendancieuse, initiée au début du siècle dernier par les sociologues coloniaux et projetée par des activistes qui seraient animés par le désir de dissocier les sociétés amazighs de leur environnement arabo-islamique.
Le militant associatif Abdelhadi Semlali s’en défend énergiquement. Il se félicite, en revanche, du dynamisme et l’esprit d’équipe qu’insufflent, dans la commune rurale Aglou (province de Tiznit), les préparatifs du festival Boujloud qui “commencent souvent deux mois ou plus avant l'Aïd al-Adha par la collecte de fonds et de contributions, l’aménagement de la scène pour les soirées artistiques, l'établissement des listes des participants et d'autres détails techniques indispensables".
Pour Semlali, ce festival est une aubaine inespérée pour inscrire sa commune rurale dans le calendrier culturel de la région, en impliquant activement des jeunes “convaincus de l'importance de préserver la continuité de ce patrimoine culturel et de ce rituel joyeux, qui fait partie intégrante de la culture et des traditions amazighes”.
D’autres reproches portent davantage sur la forme que sur le fond. Sur cet aspect, cet animateur socioculturel recommande aux comités d’organisation de s'accommoder aux coutumes et tempérament de la région “en évitant par exemple la mixité entre hommes et femmes lors des soirées artistiques et en contournant, autant que possible, la promiscuité ou autres excès susceptibles d’être exploités pour combattre cette activité culturelle”.
Un débat qui, somme toute, resurgit avec toute manifestation culturelle inhabituelle. Parallèlement, et indépendamment de ce débat, les battements du bendir, les réverbérations du chant amarg et la joie de vivre l’emportent toujours sur les plateaux et les plaines du Souss.