Par Nadia Henni-Moulaï
Depuis la mort de Nahel Merzoug, 17 ans, abattu par un policier, mardi 27 juin à Nanterre (Hauts-de-Seine), plusieurs villes françaises sont en proie à des révoltes virant à l’émeute. En défaut de permis de conduire, Nahel aurait refusé d’obtempérer, plaide le policier incriminé. Une version contredite, vendredi 30 juin, par l’un des passagers du véhicule
Un bilan "d’une intensité bien moindre". Après la quatrième nuit de violence, le ministère de l’Intérieur se veut rassurant sur la maîtrise des émeutes qui secouent de nombreuses villes de France.
Après une nuit de chaos à Marseille où une armurerie a été pillée, Lyon où un commissariat de police a été attaqué et saccagé ou encore Grenoble où des mortiers ont été tirés sur les forces de l’ordre, les chiffres avancés par les autorités semblent nuancer les propos de Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur.
Depuis la mort de Nahel, 17 ans, abattu à bout portant par un policier, lors d’un contrôle routier, les cités de France ont allumé la poudrière sur laquelle elles étaient assises depuis des décennies.
Presque vingt ans après les émeutes de 2005, consécutives à la mort de Zyed et Bouna, deux adolescents morts électrocutés dans un transformateur où ils s’étaient réfugiés pour échapper à un contrôle de police (Clichy-sous-Bois), les émeutes version 2023 ont, semble-t-il, franchi une étape dans la nature de la révolte avec des scènes de pillages dans plusieurs centres villes mais aussi dans leur viralité.
Les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel dans la propagation de ces émeutes avec une forme - disons-le - de concurrence entre jeunes et quartiers. Ainsi, sur Snapchat, réseau social très prisé par les adolescents des quartiers, notamment, des tas de vidéos montrent les émeutes de l’intérieur.
Entre directs nocturnes et scènes de pillages surréalistes voire loufoques, la France entière peut suivre la situation et observer le caractère spontané du mouvement. Une spontanéité qui frappe tant elle met en relief l’irréflexion des jeunes protagonistes. Les premières comparutions immédiates éclairent certaines de leurs motivations, entre "euphorie" des émeutes, "bêtises" ou oisiveté.
D’ailleurs, les données du Service central du renseignement territorial (SCRT), révélés vendredi 30 juin dans la presse française, parlent d’elles-mêmes. On y apprend, ainsi, qu’un tiers des émeutiers sont mineurs avec un âge médian situé aux alentours de 17 ans. Des profils de primo-délinquants sont aussi pointés.
Selon la note des RT, "moins de 2% d’entre eux" sont dans le scope des autorités. Avec des âges aussi bas, la dimension "digital native" est évidente. Les multiples vidéos consultables sur les réseaux montrent une aisance avec cette culture numérique, totalement intégrée à leur mode d’action.
Enfin, leur profil repose sur une triple composante, selon cette note, "des groupes de jeunes de cités, des éléments de l’ultra-gauche et des personnes en opportunités sur l’événement". Un profilage des protagonistes qui le suggère. Les réseaux sociaux permettraient de dessiner les contours de techniques de type "d’une guérilla urbaine" avec des "barricades" préalable aux "embuscades".
Mais, les jeunes des cités, seuls protagonistes médiatisés, battraient le pavé avec des éléments d’ultra-gauche animés, eux, "par la logique du chaos" pour citer le SCRT. Un compagnonnage surprenant --les uns défendant leur cité, les autres attaquant les institutions-- permis par un troisième profil : celui des opportunistes. Entre jeunes désœuvrés et militants de l’ultra-gauche, ce dernier groupe ferait la jonction entre les émeutiers. A Toulouse, le SCRT s’étonne d’une "convergence inhabituelle entre jeunes des cités et militants de l’ultra-gauche".
Un changement de paradigme tant les questions de quartiers sont toujours restées circonscrites aux cités concernées. Or, la crise des Gilets jaunes, émaillée de violences policières massives -2500 manifestants blessés, 3200 condamnations et 320 enquêtes ouvertes à l’IGPN- a débusqué ce fléau des quartiers pour l’élargir à tous les citoyens. Lui emboitant le pas, le mouvement de protestations contre la réforme des retraites n’était pas en reste. Le conseil de l’Europe s’était ému, en mars, de "l’usage excessif de la force".
Une configuration explosive qui interroge, aussi, sur la doctrine du maintien de l’ordre en France. Brandie comme la raison initiale du tir du policier Florian M. sur Nahel (version ensuite infirmée par la vidéo du contrôle routier), le refus d’obtempérer est devenu la nouvelle pomme de discorde entre syndicats policiers -soutenus par l’Intérieur- et les familles concernées par le décès d’un proche.
La loi relative à la sécurité publique votée en 2017, dans le sillage de l’agression de deux policiers à Viry Chatillon et des attaques de 2015, par le gouvernement socialiste de Bernard Cazeneuve a enfanté le fameux article L-453-1.
Le texte autorise les forces de l’ordre à utiliser leurs armes pour "immobiliser (…) des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui". Au Sénat, la majorité de droite avait amendé cet article en première lecture. Avait été précisée cette mention : "des raisons réelles et objectives d’estimer probable la perpétration par ces conducteurs d’atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui".
Interprété comme un "quasi-permis de tuer" selon Henri Leclerc, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, le texte est sous le feu des critiques. Encore plus depuis la mort de Nahel. En un an et demi, 16 tirs mortels comptabilisés en France, contre un en 10 ans en Allemagne ! Les chiffres avancés par Sébastien Roché, sociologue, spécialiste des questions de police et de sécurité, sont édifiants. Pourrait-il s’agir, alors, d’une hausse de la délinquance des jeunes de cités ?
Pour Christian Mouhanna, chercheur au CNRS, cette question est un vieux serpent de mer. "Les chiffres de la délinquance, à l’échelle européenne, montrent, globalement, une baisse des homicides, des vols de voitures et des cambriolages". Ce qui est en hausse, "c’est la délinquance sur internet".
Du côté des chiffres officiels, les forces de police et de gendarmerie enregistrent, sur l’année écoulée, 2 401 033 crimes, délits et actes de délinquance, 2 176 771 en 2021. Une hausse de 10,30 % sur un an. "Sauf que cette augmentation continue depuis trois ans s’explique par le Covid, également, où les gens étaient chez eux…", rappelle-t-il.
Le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure parle, lui, de "hausses qui poursuivraient celles constatées avant la crise sanitaire". Or, et c’est là que le bât blesse, tout est question d’interprétation.
Les chiffres de l’Insee confirment, vraisemblablement, une augmentation des enregistrements de faits. De 100 000 en 1975, ils sont passés à 400 000 en 2000. Est-on face à une hausse des crimes et délits ? de la capacité des victimes à porter plainte ? ou de l’aptitude des forces de l’ordre à les prendre en compte ? Difficile de répondre.
Reste que ces émeutes, à nouveau, lient les jeunes des quartiers aux policiers. Ce qui fait dire à C. Mouhanna que "la police doit faire partie de la solution car elle a une fonction, celle de réguler la société française. Or, elle ne peut jouer la carte du tout répressif uniquement. L’autorité et la légitimité se construisent sur le temps et le terrain."
Vendredi 30 juin, l’Onu appelait la France à "se pencher sur les problèmes de racisme dans les forces de l’ordre". A lire, le communiqué de presse publié par les syndicats policiers majoritaires (Alliance et UNSA Police), le conseil risque de rester lettre morte. "Aujourd’hui, nous sommes au combat car nous sommes en guerre", peut-on lire au bas du communiqué.